Le 9 janvier 2018, le spécialiste américain de la photo Kodak, annonce le développement d’une plate-forme distribuée s’appuyant sur la technologie Blockchain pour permettre aux photographes de mieux gérer leurs droits d’auteur. Pour financer ce projet, la firme annonce la tenue prochaine d’une ICO soit une levée de fonds en crypto-monnaie. Toute personne intéressée pourra acquérir des jetons virtuels baptisés KodakCoin contre des crypto-monnaies comme le bitcoin ou l’ether. Au 17 janvier 2018, le cours de l’action Kodak s’était apprécié de plus de 170%… Dans le même temps, la société éditrice de l’application de messagerie chiffrée Telegram rêve quant à elle d’une ICO à plus d’un milliard de dollars, basée sur une Blockchain améliorée capable de traiter des millions de transactions à la seconde, avec une moindre consommation d’énergie et pourrait miser sur une communauté de plus de 170 millions d’utilisateurs et une forte notoriété dans le domaine des crypto-monnaies.
L’année 2017 aura recensé environ 2000 opérations de ce type contre une soixantaine seulement en 2016. Suscitant une attention médiatique significative, les ICOs connaissent récemment un succès grandissant et sont mises en œuvre aussi bien par des start-ups que par des acteurs historiques. Fin 2017, la capitalisation boursière des crypto-monnaies dépasse en effet les 500 milliards de dollars.
Cependant, la montée en puissance de ces technologies soulève un certain nombre de questions sur les plans pratique et juridique. En outre, la régulation à venir pourrait mener à un ralentissement de la croissance du marché des crypto-monnaies.
1. Définition des Initial Coin Offerings
Ainsi, Les Initial Coin Offerings (ICOs) sont des opérations de levée de fonds effectuées à travers une technologie de registre distribuée (Distributed Ledger Technology) qui donnent lieu à une émission de jetons (« tokens »).
Les ICOs suivent le même principe que les traditionnelles Initial Public Offerings (IPOs) qui consistent à émettre des titres de capital pour lever des fonds par offre au public. Mais, ces opérations sont de nature spécifique car les jetons acquis n’ont pas les mêmes caractéristiques que les titres de capital et sont réalisées sans intermédiaires financiers puisque la Blockchain permet la tenue d’un registre des transactions décentralisé et partagé.
La levée de fonds sert à développer un projet prédéfini par les développeurs (comme dans le cas de Kodak avec la gestion des droits d’auteur ou de l’Ether censé prendre en charge les smarts contracts) qui peut parfois se révéler complexe mais qui a pour objectif de donner une valeur intrinsèque aux jetons ainsi distribués. Les détenteurs de jetons bénéficient de l’éventuelle plus-value issue de la revente si le projet est un succès, de droits de vote en tant que participants au réseau ou d’un droit sur un service offert par l’émetteur.
2. Déroulement d’une campagne d’ICO type
Première phase : Annonce de l’ICO
L’opération peut être annoncée sur internet via les réseaux sociaux, et à travers un site internet dans lequel l’équipe de développeur se présente et publie un « executive summary » qui synthétise l’objectif poursuivi. Des site spécialisés qui agrègent et notent toutes les ICOs à venir existent par ailleurs tels que : https://icodrops.com/ ou https://tokenmarket.net.
Second phase : Publication de l’offre
Un « plan » ou « white paper » est fourni, qui peut indiquer :
- La nature du projet et les fonds nécessaires à l’achèvement du projet ;
- L’équipe de développeurs responsable du projet ;
- La quantité et le type de jetons qui seront émis et la proportion que gardera les porteurs ;
- La durée de la campagne et les éventuels bonus attribués pour un achat de jetons dès le début de la phase de vente ;
- Le type de crypto-monnaie ou de monnaie fiduciaire accepté.
Troisième phase : Vente de jetons
Après paiement, l’investisseur reçoit ses jetons qui en fonction du succès de la campagne, pourront s’échanger sur des marchés secondaires constitués de plateformes d’échanges virtuelles type https://www.kraken.com/ ou https://www.coinbase.com/.
3. Quels sont les risques pour l’investisseur et comment s’en prémunir ?
Tout d’abord, il n’existe aucune réglementation qui encadre les opérations d’ICOs et les investisseurs potentiels ne bénéficient d’aucune des garanties associées aux introductions en bourse sur des marchés financiers règlementés. La dimension aterritoriale des échanges renforce encore la difficulté du droit à appréhender des opérations qui pourraient être structurées à l’étranger mais qui engageraient par exemple des épargnants français. Certaines offres des promoteurs d’ICOs pourraient d’ailleurs bien se révéler illégales.
Ensuite, il existe des risques associés à la documentation d’information qui peut comporter des inexactitudes ou des omissions significatives et présenter certaines réalités de manière optimiste. Il n’y a alors aucun contrôle préalable et ces documents ne répondent généralement à aucune exigence légale. Les projets financés sont également à des stades précoces de leur développement et n’ont pas encore connu d’application concrètes
Enfin, outre les risques de volatilité inhérents au marché des crypto-monnaies, de perte de capital, et d’incertitude quant au développement d’un marché secondaire de revente des tokens acquis, les ICOs peuvent également donner lieux à des pratiques de blanchiment, de montages frauduleux et d’escroquerie comme cela a pu être le cas aux Etats-Unis où un homme d’affaire a été accusé par la Securities and Exchanges Commission (équivalent américain de l’AMF), d’avoir escroqué des investisseurs en organisant des ICOs frauduleuses basées sur des projets fantômes.
Il convient donc de d’être prudent avant d’opérer sur ce marché en étant conscient de chacun de ces risques. Par ailleurs, il est recommandé des mener ses propres recherches et vérifications indépendantes afin d’obtenir des informations précises sur le projet financé par l’ICO mais aussi sur les personnes qui développent le projet et dont les compétences peuvent être un bon indicateur du sérieux et des perspectives de succès de la levée de fond. On pourra se poser les questions suivantes :
- Le projet est-il différenciant dans le monde des crypto-monnaies
- La technologie développée améliore-t-elle les défauts de la Blockchain ? (latence des transactions, consommation d’énergie)
- Les jetons ont-ils une utilité intrinsèque ? Permettent-ils d’accéder à un service ?
- Le nombre de jetons en circulation est-il fini ? Quelle proportion de ces jetons gardent pour eux-mêmes les émetteurs ?
4. Etat de la réglementation dans le monde et perspectives
Les approches des autorités de régulations sont disparates mais toutes ont alerté sur les risques que présentent les ICOs pour les investisseurs. Ainsi, les régulateurs de Chine et de Corée du Sud ont purement et simplement interdit les ICOs. Dans le même temps, conscientes du potentiel disruptif et innovant de la Blockchain, certaines de ces institutions tentent de favoriser un écosystème neutre voire favorable à l’éclosion de places financières de la crypto-monnaie. C’est le cas de l’Australian Securities and Investments Commission (ASIC) qui précise avoir une approche neutre et de la Gibraltar Financial Services Commission (FSC), qui entend publier des guidelines en 2018 et faire de l’enclave un lieu propice au développement des ICOs.
En Europe, une approche au cas par cas et à droit constant est privilégiée. En Suisse et au Royaume-Uni, certaines ICOs ont vocation à rentrer dans le cadre légal existant tandis que d’autres sont exclues sans que des critères précis puissent être définis. En Allemagne, les crypto-monnaies sont considérées comme des instruments financier mais l’autorité de régulation n’a pas pris position sur les ICOs. Enfin, aux Etats-Unis, la SEC a considéré que les lois fédérales s’appliquaient aux jetons distribués. Devant ce flou, les principaux acteurs mondiaux des crypto-monnaies se sont associés pour créer le Blockchain Token Securities Law Framework en tant que forme d’autorégulation.
Le 26 octobre 2017, l’Autorité des Marchés Financiers a lancé une consultation dans laquelle elle dévoile son analyse de l’état du droit positif et propose des options pour la réglementation de demain. Il ressort en premier lieu que l’article L.211-1 du code monétaire et financier relatif aux titres financiers ne s’applique pas aux jetons. La réglementation française relative à l’offre au public de titres financiers n’est donc pas adaptée. Il en est de même du régime dont relève les conseillers en investissement participatifs et les Organismes de Placement Collectif en Valeurs Mobilière (« OPCVM »). La position de l’AMF est en revanche plus ouverte s’agissant d’assimiler les jetons à des « biens divers », c’est-à-dire par exemple les investissements en rentes viagères, pierres précieuses, wagons, diamants, manuscrits, vins, panneaux photovoltaïques, et faire rentrer les ICOs dans la qualification d’intermédiaires en « biens divers » si celles-ci venaient à offrir aux acquéreurs une faculté de rachat de leurs jetons ou qu’elles mettaient en avant la possibilité d’un rendement financier direct ou indirect.
Pour l’avenir, trois options de régulation semblent privilégiées par l’AMF. La première option serait de conserver le statu quo réglementaire et de définir des bonnes pratiques en concertation avec les acteurs de l’ICOs. Seraient rappelés les principes généraux des offres au public mais ces recommandations ne sauraient être contraignantes. La seconde option prévoirait que le cadre juridique existant en matière de prospectus s’appliquerait ce qui renforcerait considérablement l’encadrement de ces levées de fonds avec des procédures d’instruction et d’octroi d’un visa par l’AMF. Enfin, la troisième voie qui prévoit un régime d’autorisation préalable spécifique, semble retenir la faveur de certains acteurs francophones de la Blockchain comme garante de plus de souplesse et d’un certain équilibre.