Réseaux sociaux et liberté d’expression
Par un arrêt du 6 mai 2015, la chambre sociale de la Cour de cassation s’est penchée sur la question de l’adéquation entre le principe de discrétion et de loyauté du salarié envers son employeur, et sa liberté d’expression sur le net.
La question de la protection et des limites de la liberté d’expression a connu de nouveaux développements avec l’émergence et la démocratisation des réseaux sociaux et des plateformes d’expression, et les questions se sont multipliées dès que les propos de tout un chacun pouvaient désormais recevoir un accueil public.
Un article de blog, un commentaire sur un forum, un tweet, un avis de consommateur, une vidéo sur Youtube ou un message sur Facebook relèvent-ils de la correspondance privée ou de l’expression publique ? Quelle est la portée d’un propos tenu sur un réseau social ? Quelles limites doit-on, peut-on poser à la liberté d’expression sur des réseaux transnationaux ? Qui doit-on considérer comme responsable d’un propos litigieux ? L’internaute (éditeur), l’hébergeur ? L’éditeur du réseau social ? De nombreuses affaires ont défrayé la chronique, depuis les tweets antisémites jusqu’aux licenciements consécutifs à des messages sur Facebook. La liberté d’expression doit sans aucun doute être repensée à l’époque d’internet, tout comme la régulation traditionnelle de la liberté d’expression.
Autour de cette question, la Cour de cassation avait déjà entamé une réflexion aboutissant au développement du concept de communauté d’intérêts, c’est-à-dire un petit groupe relativement privé, sous le sceau de la discrétion.
Les juges ont assimilé à cette communauté d’intérêts le réseau d’amis Facebook, pour peu qu’il soit contrôlé et limité, et que l’utilisateur adopte des paramètres de confidentialité adéquats. La notion laissait perdurer pour autant un certain flou sur la notion, et il s’agit de voir si la décision du 6 mai 2015 permet de préciser ce critère.
En outre, les équilibres entre liberté d’expression et d’autres impératifs juridiques et sociaux (comme la vie privée, la loyauté contractuelle ou le secret d’affaires), prennent de nouvelles dimensions, comme l’illustrent les plus retentissantes affaires de lanceurs d’alertes. La jurisprudence apporte sa contribution, essentielle, à cette édification progressive.
Sur ce point, la Cour de cassation introduit entre autres un nouveau critère : la popularité du site hébergeant le contenu litigieux, et donc la portée du message en question.
Dans cette affaire, un employé en qualité d’électricien par le groupe SNEF a été licencié pour faute grave, en raison de propos tenus dans deux articles publiés sur le site internet http://www.miroirsocial.com.
Dans ces articles, le salarié relatait des faits ayant eu lieu dans l’entreprise : on y apprenait que l’un de ses collègues avait été « sanctionné pour avoir soi-disant mal répondu à son chef d’équipe, motif monté de toute pièce », ce salarié ayant « osé revendiquer l’application du code du travail », ou encore que les salariés avaient fait l’objet de « chantages et menaces déguisées » durant une réunion de négociation.
La Cour de cassation a jugé que le licenciement était infondé, confirmant le point de vue de la Cour d’appel. Cette solution est motivée par deux attendus, d’inégales importances.
Liberté d’expression et droit du travail
Dans son premier attendu, la Cour rappelle que « l’exercice de la liberté d’expression des salariés en dehors de l’entreprise ne peut justifier un licenciement que s’il dégénère en abus ». Cet attendu ne suscite aucun étonnement, la solution étant parfaitement établie en droit positif.
En effet il est acquis que le salarié peut jouir de sa liberté d’expression, en dehors, ou au sein même de son entreprise – cette liberté d’expression dans l’entreprise étant souvent assimilée à l’exercice d’un droit de critique. Un droit qui peut être librement exercé, à la condition que cela ne « dégénère pas en abus ». Reste alors à définir la notion d’abus.
L’abus peut être défini à l’égard de critères à la fois intrinsèques et extrinsèques au propos tenus.
D’un point de vue interne, il faut prêter attention au contenu même des propos. Sur ce point, le salarié est soumis aux limites et sanctions prévues par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et par le Code pénal, sous les appellations de diffamation et d’injure. C’est donc le régime général de la liberté d’expression qui s’applique.
Pour rappel, au sens de la loi du 29 juillet 1881 (article 29), la diffamation est « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Une injure, quant à elle, se caractérise par « Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait » (On mesure au passage le nombre astronomique de tweets et de messages qui peuvent de nos jours tomber sous le coup de ces incriminations classiques, ce qui incite peut-être à une réflexion plus large sur un texte vieux de cent trente ans).
Ainsi la commission de l’une de ces infractions peut justifier que l’employeur mette un frein à la liberté d’expression de ses salariés. Ce d’autant plus qu’il peut être tenu responsable des faits de ses préposés. En toute hypothèse, le contenu d’un message s’apprécie avant tout au regard des règles générales qui s’appliquent à la liberté d’expression, tous supports confondus, et quel que soit le statut de son émetteur.
D’un point de vue externe ensuite, il faut tenir compte de la forme d’expression du salarié, du média employé, du support utilisé, puisqu’un support conditionne non plus la licéité intrinsèque d’un message, mais sa réception plus ou moins dommageable dans le public. C’est sur cette question que la Cour de cassation est intervenue.
Liberté d’expression et internet
La question de la liberté d’expression sur internet n’est pas nouvelle et n’a jamais perdu de son intérêt. Cette question est aujourd’hui liée au contrôle qui est exercé sur le contenu mis en ligne.
Schématiquement, on distingue l’éditeur, qui décide de la publication du contenu et l’hébergeur, qui n’est que prestataire technique et n’a, en principe, aucune maitrise sur la décision de mise en ligne.
Dans le cas où le site accueillant le contenu ne serait qu’hébergeur la responsabilité incomberait à l’auteur, tandis que dans le cas du site éditeur, c’est celui-ci qui serait responsable. Ce sont les critères établis par les articles 6-I-2 et 6-III-1 de la loi du 21 juin 2004 dite « LCEN ».
Il s’agit néanmoins là des deux rôles caractéristiques, entre lesquels existent désormais tout un éventail de situations hybrides. Un réseau social qui conditionne par ses règles l’expression de ses inscrits a-t-il une part de responsabilité, puisqu’il exerce aussi une forme de sélection ? Un site qui recueille les plus hautes réflexions des internautes autour de sujets soigneusement triés sur le volet n’est-il qu’hébergeur, ou assume-t-il également une responsabilité éditoriale par le choix des contenus relayés ? Un agrégateur de contenus n’est-il qu’un nœud de flux ou assume-t-il des choix sur l’écho qu’ils leur donnent ? A chaque fois, la jurisprudence est saisie de situations particulières, et de nouveaux modèles techniques, et doit s’efforcer d’apporter une réponse adaptée au média en cause.
Il a été précédemment établi que des propos violents et excessifs tenus sur un réseau social public, qui n’est qu’hébergeur du contenu, peuvent justifier le licenciement d’un salarié pour faute grave (Cour d’appel de Besançon, 15 novembre 2011, n° 10-02642). Le caractère public du « mur » Facebook interdit toute qualification de correspondance privée, et lui confère l’aspect d’une « tribune » personnelle plus ou moins large.
La problématique est sensiblement la même pour tous les sites participatifs, basés sur les contributions de leurs lecteurs. La confusion entre lecteur et rédacteur, inhérente à internet, complique en effet l’approche observée jusqu’ici sur la base des critères de la LCEN, et en tous cas, achève de troubler les concepts de la loi de 1881. Internet favorise naturellement les agoras de toutes sortes, et des publics divers regroupés par affinités électives ou au contraire à la remorque des grands médias en ligne.
Les sites contributifs se sont donc multipliés, soit autour de comités rédactionnels, soit de manière plus automatisée. En l’espèce, le site www.miroirsocial.com présente sa politique journalistique comme « classique ». Les articles qui sont soumis par les internautes font l’objet d’un contrôle par les modérateurs du site et dans cette affaire, les articles litigieux n’ont pas été considérés comme répréhensibles, du moins sous le prisme général de la liberté d’expression.
Mais c’est le cadre d’analyse du droit du travail qui a été utilisé par la Cour de cassation, et qui fait l’objet de son second attendu.
Liberté d’expression sur internet et droit du travail
Dans ce second attendu, la Cour de cassation considère que les articles ne constituent pas un abus de la liberté d’expression de la part du salarié, au motif que « le fait pour un salarié de s’interroger, dans le cadre d’une situation de conflit et par la voie d’un site internet revêtant un caractère quasiment confidentiel, sur le licenciement de l’un de ses collègues, sans que les propos incriminés soient injurieux ou vexatoires, n’excédait pas les limites de la liberté d’expression ».
La Cour de cassation semble ici faire référence au devoir de discrétion et de loyauté du salarié envers son employeur, lui permettant de dégager un critère nouveau fondé sur le caractère confidentiel ou non du site en question.
Ce critère répond en effet à une certaine logique : si le site est confidentiel et que les propos incriminés n’atteignent qu’un nombre restreint d’utilisateurs, ils restent donc discrets, d’une portée insuffisante pour générer un préjudice consistant.
Encore faut-il établir comment le critère de confidentialité va s’apprécier. C’est par excellence le théâtre de l’analyse et de l’appréciation in concreto du juge.
Il est possible de raisonner par analogie : de la même manière que le tirage d’un journal papier permet de mesurer son audience, le nombre de clics ou de visiteurs sur un article permet de quantifier son audience, son impact. On peut aussi se référer au classement du site sur les moteurs de recherche, un site présenté en cinquième page des résultats étant par construction bien moins consulté qu’un site affiché sur la première page de recherche.
On peut considérer que cette position répond au bon sens, puisque de longue date, un propos n’est pas sanctionné de la même façon selon qu’il est proféré depuis le comptoir d’un établissement commercialisant de l’alcool dans une localité modeste, ou qu’il est publié en une d’un journal à tirage national.
L’avantage d’un raisonnement in concreto est qu’il permet d’aboutir à une solution cohérente, l’inconvénient est qu’il ne prête pas à la généralisation, à l’opposé de l’arrêt de principe. On pourra donc objecter que la Cour de cassation ne développe pas la méthode utilisée pour qualifier www.miroirsocial.com de site « quasiment confidentiel ». Si des critères quantitatifs tels que le taux d’audience sont facilement pris en compte, on ne peut pas non plus ignorer l’impact personnel sur la victime d’un propos problématique, nonobstant l’écho donné au dit propos.
C’est d’autant plus regrettable que ce nouveau critère n’est pas sans importance pour un salarié dans le choix de sa plateforme d’expression. Mais est-ce le rôle de la Cour de cassation, ou s’agit-il justement ici du pouvoir souverain d’appréciation du juge du fond ?
Le critère de la confidentialité est relatif non seulement selon la plateforme, mais également dans le temps. C’est d’ailleurs toute la problématique du droit à l’oubli, qui aujourd’hui fait l’objet du conflit entre la CNIL et Google. Un contenu publié sur un site internet, aussi obscur soit-il, reste publié sur internet. Il reste de ce fait accessible à n’importe quel utilisateur, qui ferait au fil du temps la démarche nécessaire pour y accéder, et lui donner une nouvelle jeunesse. C’est aussi l’une des règles qu’il faut pouvoir accepter sur les réseaux : leur mémoire.
Une espèce comme celle-ci illustre donc rapidement les enjeux liés à la liberté d’expression sur les réseaux : les règles relatives à la liberté d’expression ne peuvent pas forcément être appliquées « au pied de la lettre », les tribunaux jouant leur rôle de modérateurs de la règle de droit au regard des circonstances, et de la portée des faits litigieux.
Cette réflexion sur la portée des propos, selon qu’ils sont publiés sur un site confidentiel ou sur un média planétaire, dans leur caractère illicite, participe d’une bonne application de principes par ailleurs intangibles, issus d’une longue tradition de pensée juridique, et qui s’appliquent pleinement sur internet.